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Jean François Braustein*
Cet article vers sur le débat à
propos d'un texte de Canguilhem, "Qu'est-ce que la
Psychologie?". L'auteur refait le
parcours de la discussion de ce texte et de la repercussion qu'il a eu au débat
académique. La thèse centrale est les
critiques que Canguilhem fait à la Psychologie, soit une critique
épistémologique, étique où politique. Quelques principaux axes du débat sont le
statut de la psycologie devant la philosophie et la medicine, comme la
Psychologie se porte entre ces deux champs de connaissance; les concepts du
normal e du patologique et son usage, entre d'autres.
Mots-clés
Canguilhem; étique; critique
L'un des articles les plus brillants et
les plus caractéristiques du style de G. Canguilhem est sans doute son assaut
contre la psychologie, publié sous le titre faussement interrogatif :
"Qu'est-ce que la psychologie?".
C'est en tout cas l'un des plus célèbres, pour sa violence et son ton
très moderne. Les commentateurs soulignent cette influence, que ce soit pour la
déplorer ou s'en féliciter. Ainsi, selon P. Engel, "toute une génération de
philosophes et d'étudiants de philosophie en France" a été détournée de
l'étude de la psychologie par le "conseil d'orientation" fameux du la
fin du texte de Canguilhem, qui explique que lorsqu'on sort de la Sorbonne par
l'Institut de psychologie, rue Saint-Jacques, on a plus de chance de descendre
vers la Préfecture de police que de monter vers le Panthéon (Engel, 1996, p. 12). Selon E.
Roudinesco en revanche, la "charge de cavalerie" de Canguilhem est
d'une grande actualité dans un monde où "la triple alliance de la science
de l'esprit, de la technologie et de l'organicisme biologique et
génétique" a désormais "triomphé dans tous les domaines du
savoir" (ROUDINESCO 1993, p. 144).
Mais
cet article, trop souvent réduit à la fameuse image de la Préfecture de
police, est en général considéré comme
un élément isolé dans l'oeuvre de Canguilhem . Il est en ce sens quelquefois
l'objet des mêmes usages quasi magiques que l'oeuvre de Lagache à laquelle il
répond en partie1. Il conviendrait de tenter d'aller plus loin et de replacer "Qu'est-ce que la
psychologie?" dans son contexte, et cela à plusieurs niveaux. D'une part
il s'agit de retracer brièvement l'histoire de ce texte et des lectures qui en ont été successivement proposées.
D'autre part, de déterminer la part qu'y occupe un dialogue avec Lagache
commencé des années plus tôt. Ce n'est qu'à partir de là qu'il sera possible de
proposer une réflexion plus générale sur la critique canguilhemienne de la
psychologie. Trop souvent réduite à cet article, elle occupe en fait une place tout à fait
centrale dans l'oeuvre de Canguilhem, des tout premiers articles, dans les Libres
propos d'Alain, jusqu'aux tout
derniers . Une étude complète de ces textes, pour certains peu connus, permettra de mieux éclairer la signification
de cette critique, et de comprendre en tout cas ce que Canguilhem entend par
psychologie, qui n'est sans doute
pas ce qu'on entend communément.
Un Texte-Culte
L'article de G. Canguilhem a eu une
histoire relativement complexe. Il
s'agit en fait d'une conférence, prononcée le 18 décembre 1956 devant le
Collège philosophique. Elle est publiée une première fois dans la Revue de
métaphysique et de morale en 1958,
suivie de "quelques remarques" de R. Pagès, défendant avec humour
l'idée que la psychologie a d'autres
usages possibles que "l'asservissement", et d'une réponse de G. Canguilhem qui réitère sa condamnation de
la psychologie "d'inspiration instrumentaliste": "j'estime non
philosophique une construction, même systématique aboutissant à une forme
quelconque de ségrégation humaine. Je m'excuse donc de n'avoir pas marqué plus
explicitement dans la conférence mon refus, à tort ou raison, de donner le nom
de philosophie à une construction dont la fin ne serait pas la recherche d'une
forme de plénitude de la conscience, exclusive de toute division dans l'espèce
humaine" (CANGUILHEM, [1958] 1994, p. 31) 2. L'article est
publié de nouveau en 1966, avec l'échange entre R. Pagès et G. Canguilhem, dans
le second numéro des Cahiers pour l'analyse auquel il donne son titre. Il
est alors précédé d'un "avertissement" de J.C. Milner, qui en
radicalise le contenu et fait de G. Canguilhem, selon la coutume de l'époque,
un "guide" : "G. Canguilhem ici nous guide, montrant à quoi vise
le détour de la psychologie : des chose, donner à son objet la fonction- est un
outil et la permanence: l'homme est une place fixe dans le réseau des
échanges" (Milner, [1966]
1972, p. 73) 3. Le texte est enfin repris dans les Etudes
d'histoire et de philosophie des sciences en 1968, sans l'échange avec R.
Pagès.
Cet
article a également été l'objet d'usages divers au cours des ans. Dans
les années 1960, il alimente une critique "gauchiste" de la
psychologie, considérée comme une forme de contrôle social. Il suffit de penser aux textes de M. Foucault sur, ou plutôt contre, la psychologie:
"La psychologie de 1850 à 1950" ou "La recherche scientifique et
la psychologie", parus en 1957, un
an après la conférence de Canguilhem, ou plus encore à l'entretien de la
télévision scolaire sur
"Philosophie et psychologie" en 1965. A la question d'A.
Badiou: "y a-t-il une unité de la psychologie?", Foucault répond :
"Oui, si l'on admet que quand un psychologue étudie le comportement d'un
rat dans un labyrinthe, ce qu'il cherche à définir, c'est la forme générale de
comportement qui pourrait valoir aussi bien pour un rat que pour un homme"
et que donc "la psychologie conduit à une impasse inévitable et
fatale" (FOUCAULT, [1965] 1994, p. 445) 4. Ou à la séance d'ouverture du séminaire de
J. Lacan sur "L'objet de la
psychanalyse" en 1965 qui évoque
la "glissade de toboggan du Panthéon à la Préfecture de police",
caractéristique d'une psychologie qui "a découvert les moyens de se
survivre dans les offices qu'elle offre à la technocratie" et conclut :
"l'appellation de sciences humaines me semble être l'appel même de la servitude" (LACAN, 1966, p. 859).
Ou encore au livre de D. Deleule sur La psychologie mythe scientifique
de 1969 : s'inspirant de G. Politzer et G. Canguilhem, D. Deleule note que "le behaviorisme
fournit à la psychologie scientifique son architecture théorique
dominante" et que la technique psychologique n'est pas "neutre",
mais "répond au projet de la société industrielle" (DELEULE, 1969,
p.55). Ces auteurs , comme G. Canguilhem, qu'ils citent tous, estiment que la psychologie n'est qu'une
forme de contrôle social dont l'unité, en dehors de cette fonction, est tout à
fait problématique.
Dans les années 1970, le texte de G.
Canguilhem servira, de manière moins subtile,
à renforcer le sentiment d'unité
de professeurs de philosophie, qui s'affrontent à une "menace", pour
l'essentiel imaginaire, venue des
sciences humaines . Ainsi un manuel de philosophie très répandu à l'époque,
cite G. Canguilhem pour conclure :
"si la science proprement dite est souvent absente des "sciences
humaines", en revanche un certain type d'homme -inquisiteur, démagogue ou
thaumaturge, en tout cas investi de pouvoirs spéciaux- n'est-il pas toujours
présent derrière le projet de constitution d'une science de l'homme ?"
(GRATELOUP, 1974, p. 209). L'article de
Canguilhem semble avoir alors en partie connu le même destin
"clanique" que celui de
Lagache chez les psychologues .
Enfin, dans une période plus récente, ce
texte a pu apparaître comme un symptôme de "l'ambiance intellectuelle de
la philosophie des années 70" et du structuralisme qui estimait que
"les philosophes avaient tout intérêt à se tenir à l'écart de tout ce qui
pouvait de près ou de loin ressembler à de la psychologie" , justifiant
ainsi l'incuriosité des philosophes française pour la psychologie (ENGEL,
1996, p. 19). Cette interprétation de P. Engel vaut sans doute contre
l'interprétation corporatiste de l'enseignement de Canguilhem: mais
l'incuriosité à l'égard de la psychologie, comme d'ailleurs des autres sciences
humaines, n'est pas de son fait, mais de celui de l'enseignement philosophique français, sous ses formes les plus archaïques. La critique de G. Canguilhem
loin d'être incurieuse, est même très largement documentée 5.
D'autre part cette critique de la psychologie est loin d'être essentiellement
négative. Elle répond en fait à un
projet spéculatif d'une plus grande ampleur : V.Descombes, qui considère
également cet article comme très caractéristique des "enjeux
philosophiques des années 50" a
ainsi pu l'estimer, même si ce n'est pas sans arrière-pensées, très
caractéristique de "l'Ecole
française d'épistémologie historique", "école philosophique" qui
"parvient à des conclusions
philosophiques par de moyens philosophiques" (DESCOMBES, 1989, p. 160).
Dans
"Qu'est ce que la psychologie?"
Lagache est une cible des
attaques de Canguilhem, même si ce n'est ni la seule ni la principale. Il est
cependant certain que c'est la question
du statut de la psychologie qui mettra un terme à une relation jusque là plutôt
bienveillante entre deux auteurs, dont les vies et les carrières sont étonnamment parallèles. Condisciples
à l'Ecole normale supérieure, collègues à l'Université de Strasbourg puis à la
Sorbonne, ils ont une même formation, à la fois philosophique et médicale 6. Ils devraient être relativement
proches, et, effectivement, dans un premier temps, chacun apprécie les travaux de l'autre.
Dans
l'Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, de
1943, Canguilhem citait Lagache comme
l'un de ces psychiatres contemporains , avec Blondel et Minkowski, qui
ont rompu avec la conception de Ribot,
en sachant marquer "l'originalité du pathologique" (CANGUILHEM,
1943a, p. 69) 7. De même dans la Connaissance de la vie, Canguilhem notait que plusieurs psychiatres ont reconnu que
"le malade mental est un "autre" homme et non pas seulement un
homme dont le trouble prolonge en le grossissant le psychisme normal": il
cite alors toujours Minkowki et Lagache,
mais substitue J. Lacan à Ch. Blondel (CANGUILHEM, [1951] 1975, p. 168).
Symétriquement,
pour Lagache, Canguilhem apparaissait comme l'auteur d'une sorte d'"éloge
de la clinique", dans le domaine médical, qui devait renforcer son propre
projet d'une "psychologie
clinique". Il offrait
ainsi à Lagache la possibilité d'un rapprochement avec la médecine qui ne
serait pas pour autant retour à un "organicisme" ou à un
"mécanisme". Dans un article
de 1945 sur "la méthode clinique en psychologie humaine",
Lagache perçoit quelque
"analogie" entre "la
conception que ce philosophe-médecin se fait de la médecine et celle de la
psychologie clinique que nous avons exposée" (LAGACHE, 1945, p.420 ). Plus
explicitement encore, dans un article de 1948, Lagache souligne que "la
situation dans le domaine de la psychologie est la même que celle que celle que
décrit Canguilhem dans le domaine de la médecine" et il le cite : "en
matière de pathologie, le premier mot, historiquement parlant, et le dernier
mot, logiquement parlant, revient à la
clinique" (LAGACHE, [1948] 1979, p.40 ) 8. Enfin, dans la partie la plus ancienne de
"L'unité de la psychologie" Lagache, se sert du Normal et du
pathologique pour montrer que la
psychologie clinique est, par rapport à la psychométrie, dans la même
situation que la médecine clinique par
rapport aux examens de laboratoire. Il conclut qu'en psychologie bien plus
qu'en médecine, il est rare que la réponse du laboratoire soit cruciale"
(LAGACHE, 1949, p. 44).
Chacun
trouve donc dans l'oeuvre de l'autre la confirmation de ses propres thèses:
originalité de la pathologie pour l'un, importance de la clinique pour l'autre.
Ils ne semblent pourtant pas vraiment débattre entre eux. En revanche,
il est un point sur lequel leurs divergences vont clairement apparaître, c'est
celui de la psychologie, et cela plus tôt qu'on ne le croit généralement. En
effet Lagache a rédigé le premier compte-rendu de l'Essai sur quelques
problèmes concernant le normal et le pathologique, publié en 1946 dans le Bulletin
de la Faculté des lettres de Strasbourg et partiellement dans la Revue
de métaphysique et de morale la
même année. Compte-rendu apparemment
très élogieux d'un livre qui "prend possession du domaine de la
philosophie biologique avec un travail dont la profondeur et l'éclat
exceptionnels se dissimulent derrière un titre modeste et médité"
(LAGACHE, [1946] 1979, p. 439) 9. En
même temps, il semble que certaines remarques puissent avoir été moins bien reçues par Canguilhem. Outre qu'il rappelle que ses "formules frappées" "souvent imagées et poétiques" sont bien
de "l'ancien élève d'Alain", à une époque où Canguilhem a déjà largement pris ses
distances avec son ancien maître,
Lagache semble atténuer l'originalité de l'oeuvre de Canguilhem, en notant
que ses thèses consistent en une "généralisation" des idées de
Goldstein sur "l'originale irréductibilité de la maladie". Surtout, dans une partie de l'article non reprise
dans la réédition dans la Revue de métaphysique et de morale, il va plus
loin en parlant du "psychologisme" de Canguilhem: à travers
Goldstein, celui-ci devrait "beaucoup plus à la psychologie qu'il ne le
soupçonne ou qu'il ne le dit explicitement" (LAGACHE, [1946] 1979, p.
453). Lagache n'hésite pas à
comparer Canguilhem à Freud et à William Stern. Il constate une sorte de retournement, un
"étayage", de la biologie sur
la psychologie: il y aurait derrière ces deux disciplines "unité de
problèmes". L'oeuvre de Canguilhem est décrite comme une
"anthropologie phénoménologique et existentielle se développant dans le
monde" (LAGACHE, [1946] 1979, p. 455). Il semble que Lagache propose dès
lors à Canguilhem une sorte de "pacte d'alliance", qui peut plutôt
apparaître à celui-ci comme une tentative d'annexion, lorsqu'il note la
"convergence entre une philosophie des valeurs imprégnée de psychologie et
une psychologie imprégnée de philosophie des valeurs" (LAGACHE, [1946]
1979, p. 453).
C'est
cette interprétation psychologique de son oeuvre que Canguilhem ne pouvait que
récuser absolument : elle ne tient effectivement pas à la lecture du Normal
et du pathologique: si valeurs il y a dans ce livre, ce sont clairement des
valeurs vitales et non des valeurs psychologiques.
La
réponse de Canguilhem, particulièrement sévère pour la psychologie, se trouve quelques années plus tard dans :
"Qu'est-ce que la psychologie?". L'article débute par l'affirmation
que le statut de la psychologie est "peu clair", qui mélange à
"une philosophie sans rigueur, une éthique sans exigence et une médecine
sans contrôle" (CANGUILHEM, [1958] 1994, p. 366) et se termine par la
fameuse évocation de la Préfecture de police à laquelle conduit quasi
immanquablement la sortie de la Sorbonne par la rue Saint-Jacques, c'est à dire
par le laboratoire de psychologie. Entre
temps le psychologue est comparée, ce qui n'est pas à porter à son crédit, au confesseur, à l'éducateur, au chef ou au
juge.
La plus grande partie de l'article est
consacrée à démontrer l'absence d'unité de la psychologie, en réponse à la
profession de foi de Lagache, qui ressemble davantage à "un pacte de
coexistence pacifique conclu entre professionnels qu'à une essence
logique" (CANGUILHEM, [1958] 1994, p. 366). Pour ce faire, Canguilhem est
en particulier conduit à dénoncer l'absence de recul historique" dont
Lagache fait preuve: "une dizaine d'années" ne suffit pas pour
retrouver le "sens" de chacun des projets constitutifs des
différentes disciplines psychologiques". La nécessité d'une telle approche
historique, réaffirmée dans l'article de 1980 sur "Le cerveau et la
pensée", montre au passage qu'il
est difficile de nier la curiosité de Canguilhem pour l'histoire de la
psychologie. Pour retrouver le sens des différents projets psychologiques,
Canguilhem retrace une brève, mais très originale généalogie de la psychologie.
Il assigne ainsi trois
"sources" à la psychologie: Aristote et Galien ouvrent la voie à la
psychologie comme science naturelle qui va jusqu'à Gall, Broca et aux
neurosciences, Descartes inaugure la psychologie comme science de la subjectivité,
qui se prolonge sous diverses formes jusqu'à Freud, et enfin Watson fonde le
behaviorisme comme "science des réactions et du comportement", dans
une tentative qui semble être la vérité
de toutes les psychologies antérieures.
L'autre reproche adressé par Canguilhem à
Lagache est de ne pas avoir fondé sa psychologie de la conduite sur une
définition préalable de l'homme, ce que fait apparaître l'absence de la
psychologie animale dans son projet, autrement qu'au titre de matériau à
l'intérieur de la psychologie expérimentale. En revanche Canguilhem reconnaît
que la psychologie de Lagache penche plus vers une psychologie humaniste que
vers une psychologie naturaliste et, en ce sens, il n'est pas le principal
adversaire de Canguilhem qui s'en prend surtout aux tentatives de déshumaniser
l'homme, dont témoigne selon lui la psychologie du comportement. Ce qui lui est
reproché, malgré son insistance sur la psychologie "humaniste"
opposée à la psychologie "naturaliste", serait plutôt son
inconséquence, qui ne s'aperçoit pas du poids essentiel du behaviorisme dans le
projet de définir la psychologie comme "théorie générale de la
conduite".
Après cet article, Canguilhem critiquera
une dernière fois Lagache, brièvement, dans son évocation de la soutenance de thèse de M. Foucault sur l'Histoire
de la folie. Ayant noté que "le jury ne pouvait évidemment pas ne pas
comprendre le titulaire de la chaire de psychologie pathologique",
c'est-à-dire D. Lagache, Canguilhem ajoute, assez sévèrement: "il était
difficile, en 1961, à un maître de la psychologie pathologique, de reconnaître
avec Foucault que la psychologie "n'épuise jamais ce qu'elle est au niveau
de connaissances vraies" et d'accepter "la mise au jour des limites
de la scientificité en psychologie", alors même que Foucault avait déchiré
"l'enveloppe sous laquelle une technique de normalisation se présentait
comme un savoir" (CANGUILHEM, 1986, p. 39).
La
critique canguilhemienne de la psychologie
est une constante de son oeuvre, même si les formes de cette critique
ont pu varier. Cette critique est en partie
une critique épistémologique, refusant que la psycholoige puisse prétendre au titre de science.
Ainsi,
dès le Traité de logique et de morale
de 1939, la psychologie n'est jamais évoquée qu'entre guillemets: tout
un chapitre s'interroge, selon son titre, "sur la possibilité d'une
‘science psychologique’. Une telle science n'est pas possible: s'il y a
science, il n'y aura pas de psychologie, puisque la subjectivité caractéristique
du ‘psychique’ proprement dit doit être de prime abord et comme telle
éliminée" (CANGUILHEM; PLANET, 1939, p.132). Et s'il y a psychologie, elle
ne pourra faire l'économie d'une "interprétation synthétique de la
vie", dont elle est l'émanation. La psychologie tend dès lors à être
remplacée par la biologie. De
même, "Qu'est-ce que la
psychologie?" conclut également
que la psychologie nous reconduit à la biologie, mais c'est alors dans la mesure où la psychologie de
réaction débouche sur l'éthologie et la
psychologie animale.
La
référence est ici explicite à la critique comtienne, qui entend remplacer
l'impossible psychologie par biologie et sociologie. Selon Canguilhem, Comte a
bien montré le caractère fondamentalement biologique de la psychologie,
lorsqu'elle veut être comprise comme science: "A. Comte avait déjà formulé
un jugement ce genre, en indiquant, en effet, que, dans la mesure où elle peut
se croire ‘objective’ et ‘scientifique’, la psychologie se confond avec la
biologie, ou plutôt y est déjà comprise" (CANGUILHEM; PLANET, 1939, p.
135).
Outre
cette allusion au remplacement de la psychologie par la biologie, Canguilhem
retrouve également le thème comtien de
la critique de l'introspection. Dans un article des Libres propos
en 1930, sous le titre "De l'introspection", G. Canguilhem citait
Comte pour s'en prendre au mythe des "états de conscience" et de la
"vie intérieure": "Comte, comme on sait , fut assez sévère pour
cette idée d'introspection" (CANGUILHEM, 1930, p. 522 ).
Dans "Qu'est-ce que la psychologie?",
il se réfère à la critique kantienne de la psychologie empirique et à la
critique comtienne de l'introspection pour montrer qu'il n'y a "pas
d'observation intérieure possible". L'organe observé et l'organe observant
ne peuvent être le même: reprenant une idée kantienne, il note que
"vouloir se surprendre soi-même dans l'observation de soi conduirait à
l'aliénation" (CANGUILHEM, [1958] 1994, p. 373) De même dans son cours sur la psychologie au XIXè siècle, il
reprend l'argument classique, de Leroy à Ribot en passant par Broussais et
Comte: l'introspection réserverait la psychologie à l'étude de l'homme adulte,
civilisé, et ajoute Canguilhem, colonisateur 10.
Il
formule également un autre argument contre l'introspection, en citant T.
Carlyle et la "philosophie du vêtement" de son Sartor resartus. Il est impossible de se connaître
indépendamment du vêtement que l'on porte, c'est à dire de ce qu'on est dans le
monde: les institutions, les moeurs, les préjugés sont les vêtements de
l'esprit humain: "nos oeuvres sont le miroir où notre esprit aperçoit pour
la première fois ses exactes proportions. D'où la folie de cet impossible
précepte: connais-toi toi-même". L'habit est loin d'être inessentiel, il
est au contraire ce qui nous fait exister dans le monde: "point d'homme
sans habit, point de conscience sans reprise" (CANGUILHEM, 1930, p. 523)11.
Mais
il y a une innovation importante par rapport à la critique comtienne. Dès
les Libres propos cette critique de l'introspection est déjà
conçue comme ayant une portée morale:
il ne s'agit pas tant d'une impossibilité purement théorique, que d'une
"lâcheté", qui consisterait à se regarder soi même comme passif: "qui
ne voit l'impasse et qu'il n'y a point de séparation possible entre l'étude de
soi et la création de soi ?" (CANGUILHEM, 1930, p.522). Et Canguilhem
d'approuver Emmanuel Berl "pourfendant" dans Mort de la morale
bourgeoise, "le fantôme qu'il veut dire bourgeois de la vie
intérieure. Pauvre spectre assurément au regard des tâches précises qui
attendent l'homme" (CANGUILHEM, 1930, p. 523). La philosophie de la vie
intérieure est l'exact contraire de la philosophie de l'action que s'apprête à
construire Canguilhem. En fait, selon Canguilhem, "la contemplation de soi est, par une singulière opération,
dont on ne voit pas que les choses donnent l'exemple, une transformation
de soi" (CANGUILHEM, 1930, p. 522 )
La
critique principale que Canguilhem adresse à la psychologie n'est donc pas tant
une critique épistémologique, portant sur son absence d'unité ou son impossibilité, qu'une critique éthique des
conséquences du projet psychologique. Dès les premiers écrits l'introspection
est critiquée comme philosophie de l'inaction, comme le behaviorisme sera par
la suite critiqué comme philosophie de la brutalisation.
Le
behaviorisme pose des problèmes tout particuliers à Canguilhem, dans la mesure
où il entend en effet constituer un "théorie générale des relations entre
les organismes et les milieux", indépendante de toute philosophie, alors
que tous les courants psychologiques antérieurs, entendaient se fonder dans une
"anthropologie", "c'est à dire, malgré l'ambiguïté aujourd'hui
fort à la mode de ce terme, dans une philosophie" (CANGUILHEM, [1958]
1994, p. 380). La seule psychologie qui faisait peut-être auparavant preuve d'une telle ambition était la
psychologie de Ribot, qui, selon le cours sur l'histoire de la psychologie,
suppose également une "philosophie honteuse", le positivisme. Or,
selon Canguilhem, il faut demander à la psychologie d'où elle tient son
"idée de l'homme" et "si ce ne serait pas, au fond, de quelque
philosophie" (CANGUILHEM, [1958] 1994, p. 367). Ne pas s'interroger sur la
signification de l'idée d'homme, ce serait le ravaler au rang de chose, d'outil
ou d'instrument qu'il convient simplement de mettre à sa place, en excluant
toute signification des actions humaines. C'est en ce
sens que le behaviorisme est, d'une certaine manière, la vérité de la
psychologie.
Dès
1929, Canguilhem notait qu'"en faisant de l'esprit un petit appareil à
part, on fait de l'esprit une chose, c'est à dire qu'on l'enterre comme
esprit" (CANGUILHEM, 1929, p. 192). Par la suite, la psychologie
deviendrait donc une technique du rangement des hommes, de leur sélection et
aboutirait à une forme de "ségrégation humaine". Historiquement
Canguilhem voit un indice de cette tendance dans les origines de la psychologie
"scientifique", qui commence avec l'étude par Bessel ou Maskelyne, au
début du XIXè siècle de l'"équation personnelle", c'est à dire des
erreurs d'observation: l'homme est alors considéré comme un instrument, simple
auxiliaire de la lunette astronomique qu'il sert. La partie de la psychologie
qui illustre le plus clairement cette transformation de l'homme en instrument
est la psychologie du travail: Canguilhem situe très explicitement Watson à
l'origine du taylorisme, qui "traite l'homme comme objet de la rationalisation
et de l'organisation scientifique du travail", c'est-à-dire comme
"une machine à embrayer correctement sur d'autres machines"
(CANGUILHEM, 1947b, p. 122).
Autre formulation de la même critique, la
psychologie scientifique conduit à "brutaliser" l'homme, et à le
traiter non plus comme un outil, mais comme un animal. Sur ce point, comme
Tilquin qu'il utilise, Canguilhem souligne l'importance de la psychologie
animale à l'origine du behaviorisme. Le behaviorisme conduit à identifier
"le dressage à l'apprentissage, l'animal à l'homme" (CANGUILHEM,
1981). Le meilleur exemple choisi par Canguilhem est le "morne et insipide
Kinsey" qui prétend étudier nos moeurs sexuelles comme celle des animaux 12.
La réponse que propose Canguilhem consisterait alors à traiter le psychologue
lui-même comme un insecte: il faut alors se souvenir de Stendhal: "au lieu
de haïr le petit libraire du bourg voisin...appliquez lui le remède indiqué par
le célèbre Cuvier; traitez-le comme un insecte. Cherchez quels sont ses moyens de subsistance, essayez de
deviner ses manières de faire l'amour" (CANGUILHEM, [1958] 1994, p. 379).
Enfin, dans une dernière période,
s'inspirant de la terminologie de Foucault, Canguilhem reformulera cette
critique de la brutalisation lorsqu'il dénonce la mise au service des savoirs
par les pouvoirs: dans "le Cerveau et la pensée", il note que "de plus en plus de pouvoirs
sont intéressés par notre pouvoir de penser". Il s'agit, pour IBM comme
pour le dissident L. Pliouchtch, de viser la "normalisation de la pensée"
(CANGUILHEM, 1981).
Mais la préoccupation est déjà ancienne
chez Canguilhem, et n'est pas due à Foucault, contrairement à ce qu'estiment
certains. On pourrait même soutenir qu'il s'agit là de la
souche la plus ancienne de la pensée de
Canguilhem. Il suffit de se souvenir du "Discours de Charleville",
lorsque le jeune professeur de philosophie se révoltait contre les "théoriciens officiants et attitrés
de l'acceptation de soi et de
l'adoration du fait" au détriment de l'attention aux valeurs
(CANGUILHEM, [1930] 1996, p. 88). Cette hostilité à la brutalisation propre à
la psychologie, Canguilhem l'attribue à ses deux maîtres, par ailleurs si
différents, que furent Alain et Bergson.
Pour Alain, le psychologue est cet
être sans courage, ce maître de "soumission", qui immobilise l'esprit
et refuse d'agir. Canguilhem cite le chapitre "Lâches
penseurs" de Mars ou la guerre jugée, "que les psychologues
n'ont sans doute jamais lu, pour leur repos" (CANGUILHEM, 1929, p. 192). Le
passage d'Alain est effectivement pour le moins violent: "imaginez un
psychologue, si vous pouvez. C'est un historien de l'âme, pour qui penser n'est
rien de plus que savoir ce qu'on pense". Les psychologues
sont des "adorateurs du fait", effectuant "un travail de haute
police", qui désapprennent à "penser debout" (ALAIN, [1921]
1960, p. 645).
Quant
à Bergson, Canguilhem, dans son "Commentaire de l'Evolution créatrice",
rappelle une "idée très importante" de La pensée et le mouvant: la science ne doit pas traiter le vivant
comme l'inerte, il faut éviter une "physique de l'esprit", calquée
sur celle du corps, qui méconnaîtrait "ce que l'esprit a proprement de
spirituel" (BERGSON, [1934] 1984, p. 1283). En effet, "traiter le
vivant comme l'inerte est une condition implicite de l'utilisation du
vivant", et au-delà, "la première des conditions pour brutaliser un
être est de le tenir pour brut et c'est pourquoi la haine est d'abord retrait
de valeur ou refus de valeur" (CANGUILHEM, 1943b, p. 141, 142).
Une
confirmation du caractère principalement éthique de la critique canguilhemienne
peut être trouvée dans le fait qu'il réserve un traitement tout à fait
semblable à la sociologie, alors même que les problèmes épistémologiques
qu'elle soulève sont bien différents. Canguilhem dénonce le sociologisme des
"sociologues purs" qui prétendent ne se mouvoir que dans le monde du
fait, et oublient la signification des valeurs. Ces "mauvais"
sociologues sont sans doute Durkheim, ou
plus encore le Levy-Bruhl de La morale et la science des moeurs. Mais
il convient de ne pas "confondre sociologie et durkheimisme": la
réalité sociale est plus complexe et ne peut se réduire à "quelques
concepts de tradition comtienne, marxiste ou durkheimienne" (CANGUILHEM
1936, p. 573).
Les
sociologues qu'apprécie Canguilhem sont ceux, tels C. Bouglé ou M. Halbwachs,
qui ont su "garder l'exigence des valeurs". De C. Bouglé il explique,
après Cavaillès, que "sa sociologie n'a rien d'un sociologisme". Il
apprécie en particulier que pour l'auteur des Leçons de sociologie sur l'évolution
des valeurs, "la place de la nécessité dan l'ordre social ne lui
paraissait pas exclusive de l'intérêt pour les utopies qu'elle a périmées
(CANGUILHEM, 1978, p.31). Ses études scientifiques du régime des castes ne sont
pas exclusives d'une prise de parti résolue contre un tel type d'organisation
sociale. M. Halbwachs apparaît même moins sociologiste encore: déjà dans les Libres
propos en 1931, analysant Les causes du suicide, Canguilhem notait
que "ses conclusions rabattent les prétentions de ce dogmatisme
sociologique que Durkheim introduisit sans nuances sur le marché
sociologique". Là aussi il est question de valeur: "peut être
va-t-on enfin admettre que la société comme toute autre réalité a exactement la
valeur que lui confère un esprit." (CANGUILHEM, 1931, p. 528). Là aussi il
est question de ne pas traiter l'homme comme une chose: par exemple Halbwachs a
su tenir compte de la "valeur de l'individualité", à la différence de
"certains sociologues qui n'ont pas toujours échappé à la tentation de
traiter l'homme comme un mécanisme qu'on peut dominer de l'extérieur du moment
qu'on en connaît les lois" (CANGUILHEM, 1947a, p. 238 ).
Mais
la situation de la sociologie est moins grave, dans la mesure où certains
sociologues sont "sauvés" par Canguilhem, alors qu'il est difficile
de citer un seul psychologue qui ne
tombe pas dans le psychologisme.
Psychologisme et Résistance
Contre
ce "psychologisme", Canguilhem reprend les critiques de Husserl
contre les philosophies qui confondent question de l'origine et question
du fondement de la connaissance. De ce point de vue, "la philosophie n'a
rien à attendre des services de la psychologie, d'une discipline dont Husserl a
pu dire que la manière dont elle est entrée en cène, au temps d'Aristote, en a
fait "une calamité permanente" pour les esprits philosophiques"
(CANGUILHEM, [1980] 1993, p. 31) 13. Mieux encore, Canguilhem fait référence à Cavaillès, car
il partage avec celui-ci une "déception" à l'égard de Husserl, "retombé" dans le psychologisme.
Comme Cavaillès, il estime en effet qu'il y a "encore trop d'allusions au Cogito
dans la philosophie de Husserl" (CANGUILHEM, 1976, p. 46). Au delà la
critique remonte jusqu'à Kant, qui est lui aussi susceptible d'une
interprétation psychologisante , puisque "la nécessité des règles – c'est
à dire leur caractère normatif inconditionné – reste subordonnée à l'absolu
d'une conscience" (CAVAILLÈS, [1946] 1976, p. 2).
A
l'inverse, Cavaillès aurait entrepris “d'élaborer une philosophie sans
sujet", fondée sur le concept et non sur la conscience (CANGUILHEM, [1989]
1994, p. 686)14. Canguilhem semble ici confirmer la démarcation
qu'opère Foucault, justement à propos de Cavaillès et Canguilhem entre
"philosophie de l'expérience, du sens, du sujet" et "philosophie
du savoir, de la rationalité et du concept" (FOUCAULT, 1985, p. 4).
L'objectif est d'élaborer une philosophie sans cogito, et dans l'article sur
"Le cerveau et la pensée", Canguilhem fait la liste de toutes les
formulations alternatives, de Spinoza à Rimbaud, en passant par Lichtenberg, le
neurologiste Exner ou Nietzsche:
"homo cogitat", "çà pense", "il pense en moi",
"on me pense", "quelque chose pense" (CANGUILHEM, [1980]
1993, p. 17). La référence qu'il va
choisir est Spinoza.
Mais
il ne s'agit pas seulement du Spinoza
qui énonce "homo cogitat", mais aussi de celui qui, en même
temps, dans le Traité théologico-politique, "est ce Je qui
revendique (...) qu'il soit accordé à chacun de penser ce qu'il veut et de dire
ce qu'il pense" (CANGUILHEM, [1980] 1993, p. 30). Spinoza est la preuve
vivante qu'une philosophie sans cogito ne conduit pas à l'inaction ou au
fatalisme. Alors que Descartes, philosophe du cogito, fait preuve de la plus
grande prudence en politique, Spinoza a pris parti publiquement pour la
droit à la liberté de pensée. D'où
l'importance accordée par Canguilhem à l'indignation de Spinoza, sortant de sa
maison pour placarder des affiches portant Ultimi barbarorum à
l'occasion de l'assassinat de Jean de Witt par des émeutiers orangistes en 1672.
"En somme cette philosophie sans sujet a imprimé à son auteur le
ressort nécessaire pour s'insurger contre le fait accompli". D'un tel
"pouvoir de ressort", la philosophie peut rendre compte, alors qu'il
est certain que la psychologie en est incapable. A cette prétention exorbitante
de la psychologie de vouloir rendre compte de notre pouvoir de penser et
d'agir, il est un impératif à opposer: "la philosophie ne peut même que
résister" (CANGUILHEM, [1980] 1993, p. 31).
Derrière
cette allusion à la "résistance", il est certain qu'outre Spinoza, il
est une présence plus discrète et plus proche, pour Canguilhem, celle de
Cavaillès, philosophie et résistant, qui a effectivement prouvé, par sa vie et
sa mort héroïque, qu'un certain sentiment de la nécessité ne conduit pas à
l'acceptation du fait accompli. A la différence des philosophes
existentialistes, Canguilhem n'a pas entrepris "d'écrire une morale",
comme ceux qui se préparent "à mourir dans (leur) lit", il a agi:
"que les philosophes de l'existence et de la personne fassent aussi bien
la prochaine fois, s'ils le peuvent" (CANGUILHEM, 1976, p. 33).
Canguilhem
insiste ici sur l'inspiration spinoziste de Cavaillès. Cette inspiration
spinoziste permet de comprendre le "style singulier de son action de résistant",
sur le caractère "nécessaire de son action, mais aussi ses thèses
mathématiques: "c'est parce que la philosophie de Spinoza représente la
tentative la plus radicale de philosophie sans cogito, qu'elle était si
proche de Cavaillès, si présente à lui quand il avait à s'expliquer aussi bien
sur l'idée de son combat de résistant que sur l'idée de la construction des
mathématiques" (CANGUILHEM, 1976, p. 30).
Les
textes de Canguilhem sur Cavaillès constituent une éthique discrète. Cavaillès est le modèle d'une philosophie de
l'action sans cogito. Ce que Canguilhem appelle ici le psychologisme, c'est à
dire un usage "exorbitant" du cogito ne peut conduire qu'à
l'acceptation et à la soumission. Derrière la critique du psychologisme,
Canguilhem renvoie donc là aussi à une question de philosophie pratique.
En
même temps il est certain qu'il n'est pas facile, même pour Canguilhem, de
comprendre ce qui fait qu'au delà de simples "opposition en paroles" au national-socialisme,
dans la mesure où elle est une "philosophie farouchement hostile à toute
forme d'universalisme".
Somme
toutes normale pour un philosophe français de cette époque, formé dans la
tradition rationaliste, Cavaillès est allé plus loin : "autre chose est de
risquer sa tête, dans un combat initialement douteux" (CANGUILHEM, 1976,
p. 45). Il y a là quelque chose comme un mystère, qui fait sa grandeur:
"ne pas pouvoir éclairer entièrement ce qui fut sa justification secrète,
cela constitue à nos yeux un hommage à sa grandeur" (CANGUILHEM, [1989]
1994, p. 686).
Il est
certain que la vie de Cavaillès fournit l'exemple d'une action et non une règle
universelle. La résistance dont il est question dans sa critique de la
psychologie ne se fait certes au nom d'"aucun concept spéculatif de
l'homme" (DESCOMBES, 1989, p.158). Canguilhem est sur ce point très
explicite: la philosophie se retourne "une fois de plus, du côté
populaire, c'est-à-dire du côté natif des non-spécialistes" (CANGUILHEM,
[1958] 1994, p. 381). Le regretter,
comme le fait V. Descombes, c'est ignorer qu'il y a effectivement pour G.
Canguilhem une limite au discours philosophique, et que cette limite se
rencontre dans le particulier, dans le problème de l'action. Là
est le sens de toute sa réflexion sur la médecine, qui ne cesse d'illustrer
l'idée que la pratique ne peut pas être une simple application de la science,
mais qu'elle a son domaine propre. Comme la philosophie de la vie montre que le
vivant crée ses propres normes, qu'il peut opposer au milieu, la philosophie de
l'action humaine affirme aussi que le
vivant humain n'existe véritablement qu'en refusant le donné et en lui imposant
ses propres normes. Selon A. Badiou, le concept de sujet, s'il existe chez
Canguilhem, peut se définir comme "un vivant quelque peu déplacé"
(BADIOU, 1993, p. 304). Il serait sans doute possible de le définir plus
précisément encore comme un vivant résistant aux pressions du milieu et
inventant ses propres normes contre le milieu. D'où l'importance centrale de la
critique de la psychologie, puisque celle-ci, assimilée au behaviorisme,
définit le vivant comme n'étant rien d'autre que le résultat nécessaire d'une
stimulation venue du milieu. La psychologie est donc bien, selon Canguilhem,
l'anti-philosophie.
Quand
il parle de la psychologie, Canguilhem a donc en vue bien autre chose que ce
que nous appelons aujourd'hui psychologie. Sa critique de la psychologie est
une critique éthique, quasi politique,
fondée sur une théorie du sujet qui annonce, quoique dans une autre
terminologie, celle de Foucault. La psychologie est pour lui l'esprit de
soumission qui prétend tout justifier au nom d'un certain sérieux de la
science. Le psychologue et le philosophe sont pour Canguilhem les deux figures
possibles du rapport au monde : l'un accepte le monde, au nom de l'esprit de
sérieux, l'autre y résiste, au nom d'un esprit de révolte.
Il
est curieux de constater que cette différence de style apparaît avec une
étonnante clarté dans les deux tout
premiers articles de Canguilhem et Lagache, parus dans le même numéro de
la Revue de Genève en décembre 1926, en réponse à la question "Que
pense la jeunesse universitaire d'Europe ?" 15. D. Lagache,
déjà fort sérieux, quoique passablement exalté, annonce, en guise de signature,
qu'il "poursuit des études de philosophie et de médecine. Se destine à la
psychologie pathologique". Pour lui, l'intellectuel est soit un
"intellectuel par Raison" et donc un sceptique qui "ne dit ni
oui ni non", soit un "intellectuel par Amour", c'est-à-dire un
philosophe à qui "revient la direction de l'humanité" (LAGACHE, 1926,
p. 800). Il fait alors un éloge assez grandiloquent de la philosophie "qui
n'est pas seulement un passe temps, un métier ou une spécialité" mais une
"forme supérieure de la conscience de la communauté humaine". Dans un
style élitiste, "il propose de "régenter, éduquer, contrôler" et
ne recule pas devant la nécessité de "créer une certaine uniformité".
Il envisage en outre de "restaurer", au profit des psychiatres,
"la fonction de directeur spirituel" (LAGACHE, 1926, p. 802). Canguilhem,
volontiers provocateur, signe pour sa part: "Languedocien. Elève à l'ENS pour préparer l'agrégation
de philosophie. Le reste du temps à la campagne à labourer". A la question
posée, il répond en refusant l'idée de génération, idée d'étudiants et non de
paysans, qui est une
"lâcheté", une "excuse à la paresse", car elle est
"soumission au cours des ans": "ce n'est plus de ma
génération", disent les vieux ou les fatigués pour excuser leur
paresse" (CANGUILHEM, 1926, p. 795). Canguilhem fait l'éloge de la
jeunesse, de son hostilité "aux riches et aux puissants":
"il faut que le jeunesse soit
impertinente", et qu'elle le reste, méprisant "ceux qui sont
arrivés" (CANGUILHEM, 1926, p. 798). Canguilhem a montré, au long des
années, qu'il est possible de rester fidèle à cette radicalité de la jeunesse.
1 Sur ce point, cf. l'article de J. Carroy
et A. Ohayon dans le présent numéro.
2 Publié
premièrement dans les Revue de métaphysique et de morale, n. 1, 1958 et
repris dans les Cahiers pour l'analyse, n.2, mars 1966.
3 Publié premièrement au
n° 2 des Cahiers pour l'analyse.
4
Repris dans Cahiers philosophiques, hors série, juin 1993, p. 45-55.
5 Le tableau historique de G. Canguilhem
est fondé sur des documents très précis de E.G. Boring à A. Tilquin en passant
par A. Gurwitsch.. Ces renseignements
historiques se retrouvent avec encore plus de précision dans le cours de
Sorbonne de 1960-1861 sur "L'histoire de la psychologie scientifique au
XIXè siècle". Nous remercions E.Balibar de nous l'avoir communiqué.
6 D. Lagache naît en 1903, G.
Canguilhem en 1904. Ils entrent à l'Ecole normale supérieure en 1924, l'un 10è,
l'autre 16è. Leur première publication, dans la même revue, date de 1926. Ils
passent l'agrégation de philosophie en 1928 pour Lagache (3ème), en 1927 pour
Canguilhem (2ème), leur thèse de médecine en 1934 pour Lagache et 1943
pour Canguilhem. Ils entrent à la Faculté de Strasbourg en 1937 pour Lagache, en 1941 pour Canguilhem, puis
à la Sorbonne en 1947 pour Lagache, en
1955 pour Canguilhem.
7 Édition augmentée, Le
normal et le pathologique, 2ème éd., PUF, Paris, 1972.
8 Publié premièrement
dans le Sauvegarde, 1948.
9 Publié dans les Bulletin de la Faculté des
Lettres de Strasbourg, v.24, n.2, décembre 1946, également publié,
sous une forme réduite, dans la Revue de métaphysique et de morale,
v.51, n.4, oct. 1946.
10 A cette occasion, Canguilhem
s'indigne de l'intolérance du XIXè siècle : "les enfants à l'école! les
malades mentaux à l'asile ! les primitifs colonisés!"
11 Il
serait possible d'écrire un chapitre
sur la "philosophie du tissu" chez Canguilhem, des Libres propos de janvier 1930 (Divertissement.
Discussion sur le temps selon Kant), où il privilégie la notion de "trame" par rapport à celle
de "milieu" - "trame,
cette notion et déjà plus près de celle d'un acte que ne l'est la notion de
milieu"- , jusqu'à l'article sur la théorie cellulaire dans la Connaissance
de la vie, où il compare
longuement cellule et tissu : "tissu nous fait penser à l'homme et non à
l'araignée. Du tissu c'est par excellence, oeuvre humaine...Du tissu, c'est
l'image d'une continuité où toute interruption est arbitraire, où le produit
procède d'une activité toujours ouverte sur la continuation... On doit toucher,
palper, froisser un tissu pour en apprécier le grain, la souplesse, le
moelleux" (Canguilhem 1951, p. 64). On pourrait alors se rappeler que le père de G. Canguilhem était tailleur.
12 Mais dans sa réponse à R. Pagès, il
apprécie les remarques de celui-ci sur Kinsey, dont la science peut être
utilisée à toutes fins spécifiques, "en fonction de choix
personnels". Kinsey plaît à R. Pagès, "parce qu'il a des sources
entomologiques et que l'entomologie (lui) parait, justement, un type de science
peu pragmatique, constituée par négligence de la notion d'insectes utiles,
longtemps vouée à la poésie et au merveilleux, un peu comme à certains égards
l'astronomie". "R. Pagès note en outre que Kinsey peut offrir
"des arguments contre un droit sexuel inappliqué, et peut-être
inapplicable, des considérations
rassurantes pour les gens qui s'écartent des normes accréditées", des
arguments pour une répression enfin efficace, des considérations atterrantes et
édifiantes sur la nature humaine, une méthode de sélection précoce pour l'enseignement supérieur, du cynisme, du dégoût, des satisfactions
érotiques, de l'ennui, etc" (Pagès
1958, p. 27-28).
13 Publié
premièrement dans les Prospective et santé, n. 14, été, 1980.
14
Publié premièrement dans les France-Culture, 27 avril 1989.
15 Cet
article, ainsi que ceux de R. Aron et
D. Lagache, sont reproduits dans le présent numéro. Notre attention avait été
appelée sur le texte de G. Canguilhem par l'article de L.L. Grateloup :
"Georges Canguilhem : un homme, un métier, une oeuvre" (Cahiers
philosophiques, 69, déc. 1996, p. 30). Nous remercions
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Abstract
The
article approaches the debate regarding a text of Canguilhem intitled
"What it is Psychology?”. The author remakes the passage of the quarrels
regarding the text and the repercussion that had the academic debate. The central thesis is the critical ones that
Canguilhem makes to Psychology, either a critical epistemological, ethics or
politics. Some of the main axles of the
debate are the statute of psychology front to the philosophy and the medicine
considering that it is considered as being enters these two fields of
knowledge; concepts of normal and pathological, among others.
Canguilhem;
ethics; critical
Recebido em: 23/09/04
Aceito para publicação em: 20/10/04
Endereço: jfbraunstein@cybercable.fr;
jfbraunstein@noos.fr